Par El Houssain Bouichou, Aziz Fadlaoui et Noureddine Bahri (INRA CRRA Meknès)

Sciences économiques et sociales appliquées en agriculture
L’étude de l’entrepreneuriat sous l’angle du genre a émergé dans les années 70 (Holmquist et Sundin, 2020). Alors que les pays développés ont accompli des avancées notables dans ce domaine, les pays en développement, dont le Maroc, demeurent encore en phase d’émergence. Selon Hoy (1987), l’entrepreneuriat rural désigne la création et la gestion d’entreprises en milieu rural, contribuant à l’emploi et au développement économique local. Ce processus est façonné par diverses dynamiques, notamment celles liées au genre, qui influencent les interactions sociales et économiques. Au Maroc, l’entrepreneuriat rural s’affirme comme une alternative prometteuse pour lutter contre l’exode rural et renforcer l’autonomie économique des populations rurales. Divers programmes incitent les jeunes à investir dans l’agro-industrie, la transformation des produits agricoles, ainsi que dans l’innovation technologique appliquée aux secteurs agricole et non agricole, favorisant ainsi un développement local durable. Amenés à user de stratégies innovantes et de contournement des diverses contraintes sociales et institutionnelles qui se dressent devant leur accès aux ressources productives (terre, eau, capital), les jeunes ruraux empruntent des chemins tels la conception de projets agricoles soumis au financement public ou l’engagement dans l’action collective associative ou coopérative.
La stratégie Génération Green 2020-2030 ambitionne de favoriser l’émergence d’une nouvelle génération d’entrepreneurs ruraux en facilitant l’accès aux ressources et en accompagnant les projets d’investissement. Ces initiatives contribueraient non seulement à la création d’emplois, mais également à la valorisation des ressources locales et à la modernisation des pratiques agricoles. Grâce à des dispositifs de formation, de soutien à la création d’entreprise et de financement adapté, les jeunes sont encouragés à investir de nouveaux secteurs d’activité et à développer des projets innovants, en adéquation avec les besoins du marché.
Cependant, l’entrepreneuriat demeure largement dominé par les hommes, avec des inégalités persistantes en matière d’accès au financement, aux opportunités et aux réseaux d’affaires. Ces disparités sont encore plus marquées en milieu rural, où les femmes doivent surmonter de multiples contraintes d’ordre socioculturel, économique et institutionnel. Malgré les initiatives mises en place pour réduire ces écarts, l’entrepreneuriat féminin continue de faire face à des obstacles qui limitent son impact sur le développement local. La perception des compétences, l’accès restreint aux ressources financières et la difficulté à intégrer les réseaux professionnels constituent autant de freins à leur réussite.
Cette étude, centrée sur la région de Fès – Meknès, vise à analyser et comparer les spécificités de l’engagement entrepreneurial des hommes et des femmes. En mettant en lumière ces dimensions, cette recherche a pour ambition d’identifier les différences et similitudes entre leurs trajectoires entrepreneuriales en milieu rural, tout en examinant les défis et les opportunités propres à chaque groupe.
Démarche méthodologique
La démarche méthodologique adoptée s’articule autour de plusieurs phases complémentaires, visant à permettre une analyse approfondie des facteurs influençant l’entrepreneuriat rural, avec une attention particulière portée à la dimension du genre. La phase empirique de cette étude s’est appuyée sur une collecte de données auprès d’un échantillon de 200 entrepreneurs ruraux répartis dans neuf communautés de la région de Fès-Meknès. Afin d’assurer une représentativité équilibrée, un échantillonnage aléatoire stratifié a été mis en œuvre, intégrant à la fois le critère du genre et la diversité géographique des répondants. L’échantillon se compose ainsi de 120 hommes et de 80 femmes, permettant une analyse comparative des dynamiques entrepreneuriales selon le genre et les conditions propres aux différentes zones rurales de la région. Un questionnaire structuré a été utilisé pour recueillir des données relatives aux caractéristiques socio-économiques des entrepreneurs, aux spécificités de leurs activités, ainsi qu’aux facteurs technologiques influençant leurs trajectoires et comportements entrepreneuriaux.
Après la phase de collecte, une analyse économétrique a été menée à l’aide d’un modèle de régression logistique binaire. Ce modèle a permis d’évaluer l’impact des différentes variables sur la réussite entrepreneuriale, d’identifier les facteurs les plus déterminants et de mettre en lumière les disparités entre les sexes. Enfin, une dernière phase a été consacrée à la formulation de recommandations visant à renforcer l’écosystème entrepreneurial en milieu rural, à partir de l’analyse des écarts significatifs observés entre les femmes et les hommes entrepreneurs en matière de caractéristiques socio-économiques, de choix sectoriels, d’accès aux ressources et de comportements entrepreneuriaux.
Analyse descriptive
Les premiers résultats mettent en évidence des disparités notables entre les hommes et les femmes entrepreneurs. Une large majorité de femmes (81 %) présentent un faible niveau d’instruction (moins de 7 années de scolarité), contre 51 % des hommes (Tableau 1). En ce qui concerne les revenus hors activité entrepreneuriale, 76 % des femmes ne disposent d’aucune source complémentaire, alors que 81 % des hommes bénéficient d’un revenu additionnel, leur assurant ainsi une plus grande stabilité financière. Par ailleurs, 75 % des femmes enquêtées sont célibataires, contre 60 % des hommes qui sont mariés – un facteur pouvant influencer différemment disponibilité et leur engagement entrepreneurial. Concernant l’accès au financement bancaire, 62 % des femmes déclarent ne pas y recourir, contre 57 % des hommes, traduisant une certaine vulnérabilité économique. Toutefois, l’accès aux subventions apparaît plus favorable aux femmes (68 %) qu’aux hommes (49 %), ce qui pourrait refléter une inclusion plus marquée des femmes dans les dispositifs d’appui public ou associatif.

Les premiers résultats mettent en évidence des disparités notables entre les hommes et les femmes entrepreneurs. Une large majorité de femmes (81 %) présentent un faible niveau d’instruction (moins de 7 années de scolarité), contre 51 % des hommes. En ce qui concerne les revenus hors activité entrepreneuriale, 76 % des femmes ne disposent d’aucune source complémentaire, alors que 81 % des hommes bénéficient d’un revenu additionnel, leur assurant ainsi une plus grande stabilité financière. Par ailleurs, 75 % des femmes enquêtées sont célibataires, contre 60 % des hommes qui sont mariés – un facteur pouvant influencer différemment disponibilité et leur engagement entrepreneurial. Concernant l’accès au financement bancaire, 62 % des femmes déclarent ne pas y recourir, contre 57 % des hommes, traduisant une certaine vulnérabilité économique. Toutefois, l’accès aux subventions apparaît plus favorable aux femmes (68 %) qu’aux hommes (49 %), ce qui pourrait refléter une inclusion plus marquée des femmes dans les dispositifs d’appui public ou associatif.
Les caractéristiques des entreprises révèlent également des différences notables selon le genre. Une majorité de femmes entrepreneures (66 %) évoluent dans les secteurs de l’agriculture et de l’agroalimentaire, contre seulement 17 % des hommes, ces derniers étant majoritairement actifs dans des domaines non agricoles. Par ailleurs, 72 % des entreprises dirigées par des femmes enregistrent un chiffre d’affaires annuel inférieur à 400 000 dirhams, contre 54 % pour celles dirigées par des hommes. Sur le plan juridique, 85 % des femmes optent pour le statut de coopérative, tandis que 64 % des hommes privilégient celui d’auto-entrepreneur, ce qui illustre une tendance féminine plus marquée en faveur de l’entrepreneuriat collectif. De plus, les entreprises féminines sont généralement plus récentes : 71 % d’entre elles ont été créées il y a moins de cinq ans, contre 42 % pour les entreprises masculines. En matière d’intégration technologique, seules 14 % des femmes utilisent des outils numériques, contre 62 % des hommes. L’accès à la formation entrepreneuriale est également plus limité pour les femmes (24 %) que pour les hommes (58 %). Sur le plan comportemental, les femmes adoptent plus fréquemment un style de management participatif (79 %), alors que 78 % des hommes privilégient d’autres formes de gestion. Par ailleurs, la propension à la prise de risque est significativement plus faible chez les femmes (23 %) que chez les hommes (63 %), ce qui peut freiner la croissance et la diversification de leurs entreprises. Enfin, 66 % des femmes déclarent entreprendre par nécessité, contre 58 % des hommes, révélant des motivations entrepreneuriales genrées.
Principaux résultats du modèle économétrique
Les résultats du modèle économétrique portant sur les caractéristiques socio-économiques (Tableau 2) révèlent des effets statistiquement significatifs, en accord avec les hypothèses formulées, et mettent en évidence des écarts notables entre les entrepreneurs hommes et femmes. Le niveau d’instruction apparaît comme un facteur déterminant, en particulier chez les hommes : un niveau d’éducation plus élevé augmente significativement les chances d’entreprendre, avec un coefficient (coeff) de 2.381 et un odds ratio (OR) de 10.82. De même, le revenu hors entreprise joue un rôle crucial (coeff = 2,02 ; OR = 7,54), ce qui suggère que les hommes bénéficient davantage de sources de revenus complémentaires, renforçant leur stabilité financière. La situation familiale présente un effet différencié : le coefficient négatif (-2,54 ; OR = 0,08) indique que les femmes célibataires ont une probabilité plus élevée de réussir en entrepreneuriat que celles qui sont mariées, comparativement aux hommes. Ce résultat pourrait être lié à des contraintes domestiques ou sociales pesant plus lourdement sur les femmes mariées. L’accès au crédit bancaire constitue un obstacle plus marqué pour les femmes (coeff. = -1,92 ; OR = 0,15), traduisant une exclusion financière persistante. De même, le financement hors subventions reste limité chez les femmes (-1,20 ; OR = 0,30), soulignant leur dépendance aux dispositifs publics de soutien. Toutefois, l’accès aux subventions constitue un levier essentiel, bien qu’il reste inégalement distribué. En somme, les hommes semblent bénéficier de conditions plus favorables, tant en matière de ressources financières que de diversification d’activités, alors que les femmes sont davantage contraintes par leur environnement socio-économique.

Les résultats économétriques relatifs au second type d’indicateurs, portant sur les caractéristiques de l’entreprise, révèlent que les femmes entrepreneures sont majoritairement actives dans le secteur agricole et agroalimentaire (coeff. = -1,76 ; OR = 0,17), avec un chiffre d’affaires généralement inférieur à celui de leurs homologues masculins ( -1.71 ; OR ,18) . Le statut juridique constitue également un facteur distinctif (coeff = 2,05 ; OR = 7,73) : les femmes privilégient le modèle coopératif, tandis que les hommes optent plus fréquemment pour le statut d’auto-entrepreneur. Les femmes rurales saisissent en effet l’intérêt marqué des programmes et mécanismes nationaux et internationaux de développement pour intégrer des associations et coopératives qui constituent un levier de leur promotion économique et sociale. Par ailleurs, les entreprises dirigées par des femmes sont souvent plus récentes et orientées principalement vers le marché local, avec une probabilité nettement plus faible d’accéder aux marchés nationaux ou internationaux (coeff = -3,51 ; OR = 0,03). Ces écarts sont en grande partie liés à des contraintes structurelles et financières. En particulier, l’accès restreint au crédit et aux financements hors subventions limite la capacité d’investissement des femmes entrepreneures, freinant ainsi la croissance de leurs activités. Le recours plus marqué aux structures coopératives témoigne d’une stratégie de mutualisation des ressources visant à surmonter ces obstacles.
Les facteurs technologiques, et le comportement entrepreneurial, influencent de manière significative la différenciation entre femmes et hommes entrepreneurs. L’adoption des technologies numériques ainsi que la formation en entrepreneuriat, cette dernière ayant l’effet le plus marqué (coeff = 3,05 ; OR = 21,03) augmentent fortement la probabilité d’entrepreneuriat masculin. À l’inverse, les femmes adoptent plus fréquemment un style de management participatif et manifestent une aversion plus marquée au risque, ce qui réduit la probabilité de s’engager dans une démarche entrepreneuriale individuelle (coeff = -1,17 ; OR = 0,31). En outre, leur forte ouverture sur les dynamiques de développement rural et leurs profils entrepreneuriaux spécifiques orientent leurs initiatives vers des formes d’entrepreneuriat collectif ou à finalité sociale, quand il ne s’agirait pas de stratégie palliative de légitimation sociale de l’accès des femmes au marché sous forme de collectifs féminins ou mixtes.
Conclusion et implications
Les résultats de cette étude mettent en évidence des écarts significatifs entre les trajectoires entrepreneuriales des hommes et des femmes, façonnés par des facteurs socio-économiques, structurels et comportementaux. Les femmes s’orientent majoritairement vers l’entrepreneuriat coopératif, en particulier dans les secteurs agricoles et agroalimentaires, en réponse à un accès plus restreint aux financements et aux marchés. À l’inverse, les hommes bénéficient d’une plus grande autonomie financière et s’engagent davantage dans des modèles entrepreneuriaux individuels. L’intégration des technologies numériques et l’accès à la formation en entrepreneuriat émergent comme des leviers stratégiques pour renforcer l’autonomie et la performance des femmes entrepreneures. Ces constats soulignent l’importance de mettre en place des politiques ciblées, favorisant l’égalité des chances : amélioration de l’accès au crédit, dispositifs de formation adaptés et accompagnement personnalisé sont autant de mesures clés pour promouvoir un écosystème entrepreneurial rural plus inclusif et équitable.
Références
- Holmquist, C., & Sundin, E. (2020). Is there a place for gender questions in studies on entrepreneurship, or for entrepreneurship questions in gender studies? International journal of gender and entrepreneurship, 12(1), 89-101.
- Hoy, F. S. (1987). Who are the rural entrepreneurs? SRDC series-Southern Rural Development Center (USA).

