LES JEUNES RURAUX FACE AUX MUTATIONS DU MONDE RURAL MAROCAIN

Noureddine BAHRI, INRA Meknès

Ir Noureddine Bahri, Information-Communication, SRD - CRRA Meknès
Ir Noureddine Bahri
SRD – CRRA Meknès

Les jeunes ruraux marocains sont longtemps restés à la marge des priorités autant des politiques que des études scientifiques. Un intérêt nuancé leur a été toutefois accordé depuis une vingtaine d’année grâce à la primauté accordée par des organisations de la coopération internationale aux jeunes en général et aux jeunes ruraux en particulier. L’objectif visé est de capitaliser sur le potentiel des jeunes générations pour impulser une nouvelle dynamique au processus endogène de développement dans les pays en voie de développement. Cet intérêt s’est accentué par l’émergence sur la scène du développement local en milieu rural, durant les années 90, de nouveaux acteurs à dominance juvénile, que sont les associations et coopératives. Les évènements des « Printemps arabes » sont de même intervenus en 2011 pour mettre en exergue non seulement les aspirations des jeunes pour un avenir meilleur, mais aussi la position de premier plan des acteur.trice.s associatif.ve.s dans le domaine de l’encadrement et de la mobilisation citoyenne.

Mais, qui sont les jeunes ruraux de nos jours ? quelles sont leurs ambitions ? Quels rapports entretiennet-ils avec l’agriculture dans un monde rural en mutation ?

Une réalité accablante

Si l’effectif des jeunes hommes et femmes du rural marocains, âgés de 15 à 24 ans, se chiffre à 5 millions de personnes, soit 14% de la population marocaine totale (HCP, 2023), il n’en demeure pas moins que plusieurs analystes considèrent que les jeunes constituent une catégorie aux contours sociaux indéfinis (Zerhouni, 2019). Une délimitation statistique de la jeunesse serait ainsi à préciser et à compléter afin de permettre au concept de saisir pleinement les différentes dimensions sociales en jeu. En effet, les coupures, soit en classes d’âge, soit en générations, sont tout à fait variables et sont un enjeu de manipulation. La jeunesse et la vieillesse ne sont pas des données figées, il s’agit de notions construites socialement dans la lutte entre les jeunes et les vieux (Bourdieu, 1978).

Être jeune revient en fait à s’identifier à une position relationnelle socialement et culturellement, vis-à-vis d’autres générations et par rapport à l’accès à des attributs et ressources qui confèrent une compétence sociale et un pouvoir ; prise de parole (Chauveau, 2005). En effet, les jeunes ruraux au Maroc, même quand ils sont d’un âge assez avancé, se réclament eux-mêmes de la jeunesse, particulièrement quand ils vivent au sein de l’exploitation familiale gérée par leurs pères qui accaparent le pouvoir de décision sur le foncier et sur sa gestion et réduisent l’ambition de leurs enfants à plus d’autonomie et d’individuation (Kadiri et Errahj, 2015 ; Faysse et al., 2015).

Les ruraux demeurent généralement plus touchés par le phénomène de paupérisation avec une tendance à la hausse du taux de pauvreté absolue et de vulnérabilité qui est drastiquement passé de 11,9% en 2019 à 17,4% en 2021 (HCP, 2023). La situation de la pauvreté et de la vulnérabilité, davantage concentrées en zones rurales, est en effet devenue alarmante sous le double effet de la Pandémie du Covid19 et de l’inflation des années 2020-22 avec une baisse du niveau de vie par personne en zone rurale de 8,9% (contre 6,6% en milieu urbain) (HCP, 2023). Les jeunes et les femmes dans le rural, qui comptent parmi les franges de population les plus vulnérables, demeurent doublement affectés. L’effectif national des NEETs (jeunes ni en emploi, ni en éducation, ni en formation) a atteint un niveau alarmant, soit 4,3 millions de jeunes âgés entre 15 et 34 ans (CSMD, 2021). Les NEETs ruraux, qui en constituent 32% (HCP, 2023), se trouvent à ce niveau les plus dépourvus notamment en capital culturel (niveau d’instruction et formation professionnelle en l’occurrence) et économique (chômage et sous-emploi).

Identités et stratégies en rénovation

Le rural est cependant le théâtre de fortes mutations sous l’effet de plusieurs facteurs dont particulièrement les dynamiques agraires, le recours à de nouvelles technologies agricoles (irrigation, nouvelles cultures…) et l’ouverture à la mondialisation à travers la généralisation de l’utilisation des nouvelles technologies de l’information et de la communication dont le smartphone, leurs emblème.

Les jeunes se trouvent ainsi interpellés par ces changements et cherchent à identifier et promouvoir de nouvelles activités mais aussi à se forger de nouvelles identités. Ils disposent à cet effet d’un important potentiel pour le développement agricole et rural (Faysse et al., 2015). En effet, ils sont mieux instruits que la génération de leurs parents, tendent à adopter de nouveaux modes de production, des innovations techniques et sociales, et sont ouverts à une nouvelle gouvernance visant un développement durable prenant en compte les effets de la surexploitation et de la pollution. Les jeunes présentent de réelles opportunités de transformation du rural en le configurant en espace fluides où les identités et les espaces ne sont pas exclusifs ; l’urbain fusionne avec le rural et l’identité du fellah fusionne avec celle de l’entrepreneur (Bossenbroek et al., 2015).

Plusieurs contraintes se dressent, en revanche, devant leurs ambitions. En plus de leur manque d’accès aux ressources productives (terre, eau, capital), les jeunes ruraux sont confrontés aux rapports familiaux hiérarchiques dominants au sein des familles élargies qui consacrent l’autorité du père ou à défaut du fils aîné. En effet, et contrairement à toute attente, la structure complexe (élargie) de la famille rurale semble perdurer : elle constituait 45,6% des familles rurales en 2014 alors qu’elle ne représentait que 33,1% en 2004 (HCP, 2023). Le statut social de la frange juvénile demeure ainsi peu favorable : manque d’emploi, autonomie réduite et marginalité par rapport aux organisations communautaires et aux mécanismes d’aide au développement.

La société rurale marocaine est la scène d’une évolution intergénérationnelle des conceptions et valeurs (Harrami et Mahdi, 2006), à commencer par le travail agricole respectueusement assumé par la génération des parents et grands-parents qui ne provoque plus que répulsion et dégout pour plusieurs jeunes ruraux convaincus que c’est un travail pour simple métayer, eux qui aspirent à la vie d’agriculteurs-patrons installés en ville. L’accès à un revenu demeure le premier pallier pour un projet de vie du jeune rural qui aspire à faire l’agriculture, mais autrement et en opposition à l’agriculture traditionnelle des parents (Amichi et al., 2015), une agriculture moderne et innovante (Faysse et al., 2015) qui leur garantit un revenu décent et aussi le confort de la vie citadine.

Les jeunes ruraux sont, par conséquent, amenés à user de stratégies innovantes et de contournement pour s’affranchir des différentes contraintes, s’aménager un meilleur positionnement au sein de leurs communautés et s’installer en tant qu’agriculteurs afin de bénéficier d’un plus large espace de liberté, de marge de manœuvre et d’opportunités de nouveaux rapports familiaux (Bouzidi et al., 2015). Ils optent en fait pour l’accès au savoir via l’éducation, l’accès à l’information par des réseaux sociaux et l’accès aux ressources productives par des arrangements informels (Amichi et al., 2015). Concrètement, plusieurs jeunes ruraux adoptent le chemin de (i) l’introduction d’innovations techniques (cultures à haute plus-value, techniques modernes d’irrigation…), (ii) de la conception de projet agricole en négociant un financement public pour revendiquer un accès direct ou indirect au foncier, et (iii) de positionnement en tant que leaders du développement rural à travers l’engagement dans l’action collective associative ou coopérative (Bouzidi et al., 2015).

Bibliographie :

Amichi H, Kadiri Z, Bouarfa S, Kuper M, 2015. Une génération en quête d’opportunités et de reconnaissance : les jeunes ruraux et leurs trajectoires innovantes dans l’agriculture irriguée au Maghreb. Cahiers Agricultures 24 :  323-329.

Bourdieu P, 1978. La jeunesse n’est qu’un mot. Entretien avec Métailié, A-M. in Les jeunes et le premier emploi, pp. 520-530. Association des Ages : Paris.

Bouzidi Z, Kuper M, Faysse N, Billaud JP,  2015. Mobiliser des ressources techniques et sociales pour s’installer : stratégies des jeunes ruraux au Maroc. Cahiers Agricultures : 24 : 420-427.

Bossenbroek L, Kadiri Z, 2015. Quête Identitaire des Jeunes et Avenir du Monde Rural. Economia 27 : 46-49.

CSMD (Commission Spéciale sur le nouveau modèle de développement). 2021. Le nouveau modèle de développement : Rapport général

Faysse N, Bouzidi Z, Kadiri Z, Abdellaoui EH, Chattou Z, 2015. Edito : Les jeunes ruraux aujourd’hui. Alternatives Rurales, Hors-Série Jeunes Ruraux.

Harrami N, Mahdi M, 2008. Mobilité transnationale et recomposition des valeurs sociales dans la société rurale marocaine d’aujourd’hui. In. Gandolfi P (dir.), Le Maroc aujourd’hui, pp. 261-281. Il Ponte Editrice : Bologne.

HCP (Haut-Commissariat au Plan). 2023. Les indicateurs sociaux du Maroc.

Kadiri Z, Errahj M, 2015. Leadership rural au Maroc, entre jeunes et notables. Alternatives Rurales, Hors-Série Jeunes Ruraux.

Zerhouni S, 2019. Jeunes et politique au Maroc : les motifs de la non-participation institutionnelle. Revista de Estudios Internacionales Mediterráneos 26: 43-54

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