Fadlaoui, A.1, Bouichou, E.1, Kassimi, C.1, Essahat, A.1 & Moussadek, R.2
1 : INRA CRRA Meknès – 2 : INRA – ICARDA
I. Contexte et objectif
L’agriculture de Conservation des Sols (ACS) repose sur trois piliers : 1) la réduction du travail du sol ; 2) le maintien d’un couvert végétal permanent ; et 3) la pratique de rotations longues et diversifiées. Elle englobe, entre autres, le Semis Direct (SD) et les techniques culturales simplifiées. Au niveau de la région Fès-Meknès (F-M), le processus de transfert du SD a été initié depuis 2004, puis poursuivi et renforcé, au cours de 2014-2021, suite à la mise en œuvre d’initiatives menées par le département de l’agriculture et de l’OCP-Al Moutmir. Dans le cadre de la stratégie Génération Green, un programme régional d’extension a été élaboré et ambitionne d’atteindre, d’ici 2030, une superficie de 200.000 ha conduite en mode SD.
S’agissant d’une technologie, qualifiée de systémique, de nombreuses questions se posent : Comment les agriculteurs, qui sont encore marqués par les modes conventionnels, ont-ils réagit au SD ? De quelles connaissances disposent-ils ? Et comment ils se sont approprié cette technologie ? C’est dans ce contexte que s’inscrit ce travail qui vise à produire des connaissances en matière d’adoption du SD en vue de contribuer à la mise en œuvre et la réussite du programme d’extension au niveau de la région F-M. Plus spécifiquement, il s’agit de : 1) Analyser les connaissances, attitudes et pratiques des agriculteurs à l’égard du SD en lien avec les piliers de l’ACS ; et 2) Proposer des lignes directrices pour la conduite des actions prévues dans le cadre du programme d’extension susmentionné.
II. Démarche méthodologique adoptée
La méthode CAP « Connaissances, Attitudes et Pratiques » a été mobilisée pour atteindre les objectifs fixés. Celle-ci présente des liens étroits avec la théorie de la diffusion de l’innovation de Rogers et permet de faire ressortir trois notions : 1) Connaissances : désignent la compréhension d’un agriculteur du SD, notamment sa capacité intellectuelle de se rappeler de ses caractéristiques de même que des informations et faits particuliers à son égard ; 2) Attitudes : font référence aux croyances qui influencent positivement ou négativement le comportement de l’agriculteur vis-à-vis du SD; et 3) Pratiques : indiquent des actions observables telles que l’adoption ou le rejet de cette technologie.
En vue d’assurer une représentativité de la diversité des systèmes de production au niveau de la région F-M, quatre provinces ont été retenues pour la conduite de l’enquête CAP, à savoir Meknès, El Hajeb, Sefrou et Taounate. Deux types d’agriculteurs ont été identifiés. D’une part, les agriculteurs ayant déjà pratiqué le SD. D’autre part, les agriculteurs n’ayant jamais pratiqué le SD mais qui disposent de connaissances sur cette technologie. La campagne 2020-2021 a été considérée comme campagne agricole de référence pour la collecte des données. Au total, l’échantillon compte 130 exploitations agricoles. Les exploitations disposant de 10 ha à 20 ha sont les plus représentées (35%). Les petites exploitations (moins de 10 ha) et les grandes (50 ha et plus) représentent 14% et 20% respectivement.
III. Principaux constats relevés
Concernant les connaissances, les résultats attestent du déclenchement d’un processus de mise en réseau, d’interaction, et d’apprentissage entre divers acteurs. Ils ont révélé également que le partage des connaissances sur le SD, ne se limite plus aux réseaux formels, selon une approche « top-down », mais également à travers des réseaux intracommunautaires. Ces derniers, de nature informelle, permettent de s’informer sur les expériences des autres agriculteurs au sein de la communauté paysanne en vue de réduire l’incertitude et de percevoir de manière plus concrète les risques encourus suite à l’adoption du SD. Toutefois, un déficit important de connaissances et de savoirs, notamment sur les implications des trois principes de l’ACS, a été relevé. A titre indicatif, la fonction importante que le labour assure, à savoir la gestion des mauvaises herbes, reste encore méconnue par de nombreux agriculteurs.
Quant aux attitudes, les résultats suggèrent que les initiatives passées, individuelles ou collectives, mises en œuvre à l’échelle de la région F-M, ont contribué largement à faire évoluer les perceptions des agriculteurs à l’égard du SD. Ces derniers, dans leur majorité, ont adopté une approche pragmatique qui a consisté à observer les expériences des autres agriculteurs avant de changer d’avis sur cette technologie. La quasi-totalité des répondants présente des attitudes favorables au SD. Celles-ci sont davantage sous-tendues par une logique de réduction des coûts de production couplée à une espérance d’amélioration et/ou de stabilisation des rendements. Le SD fait ainsi l’objet d’une forte demande potentielle, ce qui constitue un signal favorable à la mise en œuvre du programme régional d’extension.
Les avantages environnementaux, que procure cette technologie, semblent être de moindre importance aux yeux des agriculteurs. Ces résultats restent globalement conformes à ceux rapportées dans la littérature consultée. Celle-ci révèle que bien que les agriculteurs soient conscients des problèmes environnementaux, les motivations de profit sont plus déterminantes que celles environnementales en matière d’adoption de l’ACS. Néanmoins, il a été remarqué que ces préoccupations gagnent de plus en plus de l’importance chez les agriculteurs qui s’impliquent dans un processus d’apprentissage et de pratique dans la durée. Ces derniers arrivent à saisir et à observer progressivement et concrètement l’efficacité de ces systèmes en termes d’accroissement de la matière organique, de stimulation de l’activité biologique, de réduction d’érosion, et d’amélioration de l’infiltration de l’eau dans le sol.
Pour ce qui est des pratiques, les dynamiques d’adoption du SD sont certes effectives, mais diverses dans leurs expressions et incomplètes en lien avec les principes d’ACS. Les résultats révèlent que la principale modification introduite, suite à l’adoption du SD, repose sur la suppression du labour. En effet, de nombreux agriculteurs ont réduit le SD au non-labour en négligeant les autres principes de l’ACS. Il a été remarqué également que certaines exploitations alternent le SD et le labour sur les mêmes parcelles soit en raison de l’indisponibilité des semoirs au moment opportun, soit en raison des cultures de rotation (fève, maraichage, etc.) non adaptées aux semoirs disponibles. Ces pratiques ne permettent pas de tirer plein avantage des bénéfices économiques et environnementaux que procure cette technologie. Ceci laisse supposer que la transition vers le SD se fait majoritairement de manière progressive.
IV. Enseignements et implications
Sur la base des constats relevés, le programme régional de diffusion du SD gagnerait en cohérence et en efficacité en optant pour une démarche intégrée, progressive et articulée autour de la vulgarisation de la technologie, la consolidation de sa pratique, et l’intégration graduelle des piliers de l’ACS. Cette démarche requiert des actions de court, moyen et long termes. Outre le processus de vulgarisation déjà enclenché, à court et moyen termes, la priorité devrait être accordée à la consolidation de la pratique du SD au sein des exploitations. Celle-ci reste tributaire de la disponibilité des semoirs SD surtout pour les petites et moyennes exploitations. A ce sujet, les contraintes déclarées par les agriculteurs portent sur le prix d’acquisition des semoirs, les coûts de prestation de service et la gestion collective des semoirs mis à la disposition des organisations professionnelles agricoles.
La stratégie du département de l’agriculture s’appuie, entre autres, sur deux leviers. D’une part, l’orientation des jeunes promoteurs du secteur agricole vers la création de petites et moyennes entreprises dédiées aux semoirs SD. Néanmoins, la réussite de ce chantier reste conditionnée par des considérations de rentabilité. Des études de faisabilité de ces projets sont ainsi préalablement requises. D’autre part, la mise à la disponibilité des semoirs SD au profit des organisations professionnelles agricoles. L’accompagnement de ces initiatives s’avère indispensable en vue de s’affranchir des défaillances constatées en matière de démarche concertée pour l’organisation de l’opération du semis et des risques de durabilité des équipements de SD mis à leur disposition.
A moyen et long termes, l’accent devrait être mis sur l’intégration progressive des principes de l’ACS. A cet égard, une typologie des exploitations, tenant compte des opportunités, des limitations, et de la diversité des contextes, pourrait permettre d’identifier des domaines de recommandation quant à la pratique des principes de l’ACS. Ces derniers devraient être composés d’exploitants agricoles présentant des conditions suffisamment semblables pour que les conseils donnés à l’un soient applicables à tout le groupe. Parallèlement, les structures de recherche, en collaboration avec le conseil agricole, sont appelées à concevoir et à mettre en œuvre des essais (plateformes de démonstration) de moyen et long termes intégrant ces principes aussi bien en stations expérimentales que chez certaines exploitations.