
Dr Salma Iraqui El Houssaïni, Chercheuse entomologiste, URPP – CRRA Meknès
Dans les vergers de pommier marocains, ceux tout au moins conformes aux normes, la lutte chimique demeure massivement utilisée. Nous disons conformes aux normes car selon notre vision deux types de verger coexistent. Le premier, industriel, est composé par de grandes exploitations rationnelles et productivistes. Le second, entretenu par des paysans, plus petit et directement lié à la volonté du propriétaire et à ses connaissances.
A ce jour, à quelques exceptions, la lutte, intégralement basée sur les insecticides chimiques, n’est certainement pas une stratégie durable. Sur pommier et poirier; contre tous les ravageurs confondus; nous sommes à quelques 25 interventions chimiques (insecticides + fongicides +acaricides), avec un grand risque de développement de résistance des ravageurs clés contre lesquels, dans leur empressement à les occire, nos agriculteurs « tirent dessus ». Autre coup dur pour les producteurs de pommier et poirier; les acariens, les pucerons, la tavelure, le feu bactérien qui a décimé des plantations entières, sans oublier la grêle et le gel rendant de plus en plus difficiles les conditions de production.
En moyenne, 12 à 15 traitements sont réalisés au cours de la saison de production, exclusivement contre le carpocapse des pommes et des poires. Ce bras de fer se conclut souvent à l’avantage de l’insecte, puisqu’il y a de plus en plus de pertes à la récolte. Les captures des pièges sexuels ne manquent pas d’être au dessus du seuil d’intervention admis et alourdissent sans commune mesure les interventions insecticides les rendant de plus en plus routinières. Cette stratégie de lutte, où ce qui est mauvais pour le carpocapse est bon pour le producteur, montre des signes de faiblesse patents dans divers vergers.

Photo 1 : Pomme attaquée par une larve de Cydia pomonella
Les différents travaux menés sur le carpocapse à l’INRA concernant l’évolution et le cycle du ravageur ainsi que la démarche de lutte engagée par le producteur à son encontre, ont permis l’appréhension numérique des populations du carpocapse et ont permis surtout de noter une affluence massive du ravageur en dépit d’une lutte forcément intense. A l’évidence, quelque chose a radicalement changé ces dernières années dans la texture des populations brouillant ainsi le contrôle du ravageur. Pour considérer de plus près ce dérèglement et tenter d’en comprendre les origines et les mécanismes, les petits pas qui nous paraissent essentiels aux grandes variations observées semblent être les traitements et leur efficacité, en quelque sorte la résistance de l’insecte. C’est une cause raisonnablement suspectée dès lors que se pose la question de l’importance des dégâts à la récolte et que le verger demeure, malgré les efforts fournis pour maintenir les dommages à un niveau acceptable, en état de siège. Rappelons que certains vergers reçoivent jusqu’à 15 traitements par campagne sans arriver à bout des populations.

Photo 2 : Emergence d’un papillon du carpocapse

Photo 3 : Larve de Cydia pomonella élevée sur milieu artificiel
La sensibilité des insectes à différentes matières actives a été alors évaluée et les tests toxicologiques ont porté sur deux souches de carpocapse émanant de deux vergers de pommier différents, l’un à Azrou et l’autre à Meknès en prenant comme référence la souche sensible de l’INRA d’Avignon. Pour une meilleure fiabilité des résultats, les biotests ont ciblé la larve néonate du carpocapse représentant le stade accessible aux traitements larvicides. Les résultats des tests toxicologiques ont été expliqués à la lumière des analyses enzymatiques.

Photo 4 : Réalisation de tests toxicologiques sur les larves néonates de Cydia pomonella
Pour la première fois, des tests toxicologiques conduits sur des souches locales révèlent des baisses de sensibilité hautement significatives. Sur les sept matières actives testées; cinq produits ont été inefficaces sur la souche d’Azrou et quatre produits l’ont été également sur la souche de Meknès. Certains sont peu ou pas utilisés dans les vergers concernés (cas de l’azinphos méthyl et du diflubenzuron) et d’autres nouvellement introduits dans la conduite phytosanitaire (méthoxyfenozide et thiaclopride). La baisse de sensibilité a touché également la deltaméthrine, en usage depuis longtemps. Seuls le spinosad et le chlorpyrifos éthyl procurent presque 100% de mortalité chez la souche d’Azrou.
Amorçons la discussion par le diflubenzuron. Les biotests au moyen de cette matière active, jamais utilisée auparavant dans les sites de l’étude, se sont soldés par une résistance touchant plus de 90% des individus. Ce que nous notons pour ce produit s’apparente exactement à ce qui a été déjà observé aux USA où les populations du carpocapse ont été résistantes à cette matière active même si elle n’y a jamais été utilisée auparavant.
Quant à l’azinphos méthyl, commercialisé sous une pluralité de formulations et autrefois socle remarquable de la lutte chimique des années 70 du siècle dernier, rares sont les occasions où il a été appliqué les dix dernières années dans les vergers en question. Pourtant, les résultats des tests toxicologiques incluant ce produit, procurent une survie de près de 75% pour les souches testées.
A l’opposé de l’azinphos méthyl et du diflubenzuron, la deltaméthrine est assez souvent utilisée dans la stratégie de lutte menée contre le carpocapse des pommes et des poires. D’ailleurs, les tous premiers tests toxicologiques ont suspecté une résistance vis-à-vis de cette matière active. Les souches testées ont montré une sensibilité réduite touchant une fraction de 38 % de la population. La deltaméthrine a certes enregistré une perte d’efficacité nettement moindre que l’azinphos méthyl et le diflubenzuron, mais cette baisse est loin d’être anodine et a de vraies répercussions sur la lutte et sur l’étendue des dégâts d’autant plus qu’elle reste impliquée dans plusieurs cas de résistance croisée.
L’innocuité relative du méthoxyfénozide et du thiaclopride, même si le taux de survie est plus bas par rapport aux autres matières actives, est un résultat surprenant car l’utilisation de ces produits, dans les sites où les larves sont prélevées, est récente et peu familière.
En se référant à la littérature et à l’expérience d’autres pays, ces résultats pressentent fortement la présence d’une ‘’résistance croisée’’ ; liée principalement à un mécanisme de détoxification (résistance non liée à la cible) ; entre les Organophophorés, les Benzoylurées, les Néonicotinoïdes, les Pyréthrinoïdes et les Diacilhydrazines. La résistance croisée est mise en jeu lorsqu’une résistance à un pesticide cause une résistance à un autre pesticide, même quand le ravageur n’a pas été exposé au second produit. Les analyses enzymatiques incriminent fortement l’implication des estérases dans les résistances susmentionnées.
La situation telle qu’elle prévaut à Azrou ou dans d’autres régions, appelle des mesures urgentes sur un plan expérimental et fonctionnel pour une meilleure orientation de la lutte. En étant optimiste, il se peut que nous soyons toujours dans la marge du réversible, en dépit de la résistance croisée dont nous avons vu les prémisses et qui rend les nouvelles matières actives complètement impuissantes. En effet, les baisses de sensibilité notées pour le thiaclopride, méthoxyfenozide et déltaméthrine montrent que ces résistances semblent en cours d’installation. Les analyses enzymatiques ont montré également l’impact d’une lutte intensive, qu’on croyait ponctuelle et limitée à certains vergers, sur la texture des populations de carpocapse à l’échelle de toute une région. En effet, deux vergers complètement éloignés dans la région d’Azrou ont montré le même taux d’estérases en dépit d’une intensité de lutte différente. Ce rapprochement nous pousse à envisager des mesures collectives pour sauver la pomiculture marocaine en adoptant des stratégies de lutte applicables à l’échelle de toute une région et non par tout un chacun. La première ordonnance serait l’adoption d’outils d’aide à la décision pour pouvoir contrôler raisonnablement les différentes générations du carpocapse et l’application d’une stratégie de gestion de la résistance, car cette dernière une fois établie, il devient difficile de restaurer la sensibilité des insectes.

